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Channel: PremierMardi » Denis Bekaert
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Un jour au zoo

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Avez-vous remarqué que l’univers semble parfois conspirer à réaliser vos rêves les plus secrets? Un événement récent a réveillé en moi une vocation qui, bien qu’ancienne, n’avait jamais trouvé l’occasion de s’exprimer : être soigneur dans un parc zoologique.

Que puis-je faire pour vous ?

L’incident est banal : une étudiante vient me trouver au bureau de renseignement. L’automate de prêt lui a signifié la non-désactivation de l’antivol au moment de la transaction. Comme l’agent qui s’apprête à consoler la petite fille en pleurs parce que son ballon s’est envolé, je prends l’air rassurant du professionnel pour qui il n’y a jamais de problème, rien que des solutions. Mais là, tout est différent. Je reconnais le livre. Il est neuf, il est beau, c’est grâce à moi qu’il est là. C’est un manuel scolaire. Et aujourd’hui, c’est sa première sortie. Comme ses trente-cinq petits frères et sœurs, il est là depuis le 1er décembre dernier, et c’est leur histoire que je vais vous raconter.

Le “dessein intelligent”

Tout d’abord, l’idée de leur hébergement dans le parc Sainte-Barbe ne vient pas de votre serviteur, gardien du secteur sciences de l’éducation, mais de la responsable des relations documentaires et pédagogiques avec les universités. Au cours de ses visites et échanges avec des collègues d’autres institutions, la question En avez-vous à Sainte-Barbe ? a été posée à deux reprises : et deux fois, c’est beaucoup. Si ce n’est pas le hasard, c’est qu’il y a une nécessité. La graine est plantée. C’est une graine de chou, ce qui laisse présager l’arrivée d’un beau bébé.

L’enquête de routine confirme l’intuition. Les programmes des concours de l’enseignement ont évolué récemment et les épreuves d’admissibilité comportent des épreuves de commentaires de documents pédagogiques réels. Les candidats peuvent avoir à analyser des pages de manuels scolaires. Sur des forums d’entraide, des étudiants franciliens recherchent un accès à ce type d’ouvrages, sans réponse précise. Je sonde alors systématiquement les futurs candidats au CAPES lors leur inscription à l’accueil. Histoire, géographie, lettres ou langues, l’intérêt est unanime. Enfin, une question est recueillie sur la plate-forme Rue des Facs : Où puis-je emprunter des manuels scolaires ?

Encouragé par la responsable des ressources documentaires, j’établis le scenario. Il s’agit de réussir l’introduction d’une nouvelle espèce dans le parc. Je souhaite que ce sang neuf revitalise l’ensemble du fonds. Le grand nettoyage de l’été est propice à l’évaluation de l’écosystème. Bien que les ouvrages destinés à préparer le CAPES soient classés dans leurs disciplines respectives, je veux rassembler une petite troupe sous la même cote, afin de favoriser sa visibilité dans l’espace, et dans notre catalogue. J’ai choisi ma volière : une tablette à hauteur d’homme, libérable après un refoulement minimal.

J’envisage aussi une méthode de sélection. N’en déplaise à Darwin, pas question de laisser faire la nature. L’occasion est trop belle de mettre en pratique ce que d’aucuns préconisent déjà : une prescription mutualisée, c’est-à-dire le conseil de collègues qui travaillent déjà sur ce type de contenu. Plutôt qu’au Cadist qui se trouve à Lyon, je fais appel à mes collègues des médiathèques de l’ESPÉ1 de Paris. Situées loin du Quartier Latin, leur accès n’est gratuit qu’aux étudiants du master MEEF “Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation”. Quelques jours après avoir formulé ma demande à la directrice du service documentation, je reçois une liste de manuels récents et utilisés en classe. Ce sont les plus empruntés et consultés sur place : de précieuses données génétiques pour constituer mon cheptel. Cette contribution décisive mérite le renouvellement de mes remerciements.

Tranche de cote !

À la bibliothèque comme dans la vie, l’adoption ne va pas de soi et s’accompagne d’une série de formalités dont il va falloir s’acquitter. Tout se joue dans le bureau de la vétérinaire en chef et néanmoins directrice-adjointe. En une demi-heure, tout est vérifié, pesé et emballé. Des catalogues sont consultés, on fait tourner le guéridon pour interroger Dewey. Ouf, un compromis est trouvé ! Le tatouage sera 371.32, normalement attribué aux ouvrages traitant des manuels scolaires. Je comprends aussi que tout commence : il faut prévenir l’administratrice du SIGB, la responsable de la communication, la responsable de la gestion des collections. Cette dernière a travaillé au Museum d’Histoire Naturelle. J’y vois comme un signe. Elle me propose de découper une nouvelle tranche de cote. Dans mon enthousiasme, je pense d’abord à une pièce de boucherie destinée à nourrir les pensionnaires du secteur fauves, mais elle m’explique l’intérêt d’un suivi statistique fin, même pour une population aussi restreinte. Enfin, je n’oublie pas qu’il va me falloir rédiger une mise à jour du plan de sauvegarde des espèces protégées, chez nous modestement baptisé plan de développement des collections. Avant ce jour historique, les manuels scolaires étaient tout simplement exclus du champ des acquisitions, mais rien n’échappe à l’évolution !

Mes petits chouchous sont commandés en octobre. Quatre sont déjà épuisés (chez l’éditeur) et ne parviennent pas jusqu’à Sainte-Barbe. Il sont donc trente-six à se laisser admirer au bureau des magasiniers : belle taille, le poil luisant, l’œil vif. Un bon manuel scolaire est mignon : il doit être un compagnon agréable, manifestement “sympa”. Le check-up sanitaire est complet, chacun est estampillé, pucé et certains (les polyglottes) se verront greffer une pochette pour le CD-rom d’accompagnement. Tous les individus sont connus du grand registre généalogique, le SUDOC. Ils sont donc rapidement prêts pour leur aller-retour par bétaillère spéciale au centre de préparation physique habituel près de Nancy.

Une vraie mère-poule

Les voilà qui reviennent. La signalétique est posée, l’étagère désinfectée. J’ai alerté la presse locale : une bonne partie de la lettre d’information n° 8 est consacrée aux sciences de l’éducation. Tout l’arsenal de la valorisation est mobilisé. Facebook, Twitter, la page d’actualités du site de la bibliothèque et une annonce sur l’écran du hall d’accueil. Il n’y a plus qu’à attendre. Le premier manuel est emprunté le jour même. Je soupçonne un coup de pouce du répondant Rue des Facs. D’autres suivent… Je passe et repasse devant l’étagère, je m’inquiète. Vont-ils bien? Ont-ils été “bougés”? Un peu de déclassement : ça frémit ! Sur un si petit nombre, la consultation régulière du catalogue pour un suivi individualisé est possible. Cela ne sert peut-être à rien, mais cela m’intéresse d’établir des correspondances avec les statistiques générales. C’était prévisible, l’histoire-géo tient la corde. Justement les historiens sont ceux qui fréquentent le plus le fonds des sciences de l’éducation. Bref, je m’amuse.

Depuis janvier, entre cinq et dix manuels sont dehors en permanence. Ce sont aussi des documents qui sont empruntés pour longtemps et sont rendus à la limite du délai. Certains font déjà l’objet de rappels. J’en fais part à la nouvelle responsable des ressources documentaires. C’est décidé, nous allons encourager la reproduction! Des naissances sont programmées au printemps pour les sous-espèces les mieux acclimatées : histoire-géo, lettres, principalement en deuxième cycle.

Excusez-moi, j’aimerais savoir…

La petite fille éplorée de mon anecdote inaugurale a maintenant séché ses larmes2. Elle consent à répondre à mes questions. Elle est en licence 3 d’histoire à Paris 4 et ne peut pas encore emprunter à la bibliothèque Lavisse. Oui, c’est formidable, oh, vous allez voir bientôt vous n’en aurez plus assez, on s’est tous passé le mot à la fac… Quelques jours plus tard, au cours d’une ronde en salle de lecture je m’arrête devant une étudiante en licence de lettres qui consulte un de “mes” manuels. Elle me tient le même langage. L’information essentielle que j’obtiens d’elles, c’est que c’est en consultant le site de la bibliothèque qu’elles ont appris l’existence de ce fonds. Ce simple petit texte illustré aura suffit à lui donner vie. Exit le mythe de l’étudiant qui sait ce qu’il veut et qui n’aura jamais besoin de communication autour des collections. A l’heure où l’utilité même des parcs zoologiques est remise en cause, je me décerne une belle casquette de soigneur et décide illico de témoigner dans PremierMardi, moins pour édifier les masses que pour valoriser la valorisation. Je serais malgré tout assez contrarié d’avoir ce-faisant enfoncé une belle porte ouverte, car la porte ouverte reste – est-il besoin de le rappeler? – l’ennemie n°1 du gardien de zoo !

  1. École supérieure du professorat et de l’éducation
  2. “Il ne suffit pas d’aimer les animaux pour travailler dans un zoo. C’est pour les gens qu’on est là.” – Alfred, gardien-chef

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